Chapitre 7

 

FAIRE D’UN AVANTAGE UN DÉSASTRE

 

 

Bras tendu, Kohrin Soulez se concentra sur le gantelet noir à lacets rouges qu’il portait à la main droite. Des lacets qui paraissaient vibrer… Une sensation familière pour le vieil homme reclus.

Quelqu’un tentait de percer ses barrières et d’observer l’oasis Dallabad.

Soulez se concentra de plus belle sur le gant magique. Récemment, un certain Sha’lazzi Ozoule, de Portcalim l’avait contacté avec l’espoir qu’il serait disposé à se séparer de son épée bien-aimée, la Griffe de Charon. Naturellement, cette idée absurde lui avait fait lever les bras au ciel. L’artefact lui était plus cher que toutes ses femmes réunies et l’ensemble de sa nombreuse progéniture… Pourtant, on lui avait offert un prix de roi.

Après tant d’années, Soulez était en possession de la Griffe de Charon et connaissait assez le fonctionnement des guildes pour se douter que son refus catégorique ne lui attirerait rien de bon. Apprendre qu’on cherchait à l’espionner n’avait donc rien d’inattendu. Ses investigateurs lui ayant murmuré que l’acquéreur pouvait être Artémis Entreri en personne, et avec lui la guilde Basadoni, Soulez se tenait particulièrement sur le qui-vive.

Après avoir constaté l’absence de faille dans les défenses de la forteresse, Entreri et ses sbires passeraient à des objectifs moins coriaces.

N’est-ce pas ?

En se plongeant plus profondément dans les méandres d’énergie du gantelet, Soulez eut de nouvelles appréhensions… Cette fois, le voleur risquait de ne pas se laisser si aisément dissuader. Il ne s’agissait pas de sorcellerie ni de divination cléricale.

Non, cette énergie-là était différente, mais elle ne dépassait pas l’entendement de Soulez et du gantelet. Elle était simplement d’origine…

— …Thaumaturgique ! s’exclama le vieil homme en jetant un coup d’œil à ses lieutenants.

Tous étaient au garde-à-vous dans la salle du trône.

Trois d’entre eux étaient ses enfants.

Le quatrième était un grand stratège originaire de Memnon, et le cinquième un voleur réputé – mais retiré des affaires – natif de Portcalim.

Un ancien membre de la guilde Basadoni, de surcroît…

— Si c’est bien eux, Artémis Entreri et les Basadoni ont recruté un psionique !

Les cinq lieutenants marmonnèrent entre eux à propos des conséquences que cela pourrait avoir.

— Voilà qui explique peut-être les succès répétés d’Entreri depuis toutes ces années, dit Ahdania.

Une des filles de Soulez.

— Entreri ? ricana Preelio, le vieux voleur. Sa force de caractère est son arme principale ! Avec ses prouesses de bretteur, il n’a jamais eu besoin de thaumaturges.

— En tout cas, ceux qui convoitent mon trésor ont accès aux pouvoirs de l’esprit, dit Soulez. Et ils croient avoir un avantage après avoir détecté des faiblesses exploitables. Ça les rend plus dangereux. Autant nous préparer tout de suite à une attaque.

Les cinq lieutenants se crispèrent… Pourtant, ils ne parurent pas alarmés outre mesure. Les guildes de Portcalim n’ourdissaient pas de grande conspiration contre Dallabad. Kohrin Soulez en avait payé la confirmation au prix fort. Ils savaient tous les cinq que même deux ou trois guildes, unies pour l’occasion, n’auraient pas le pouvoir d’investir l’oasis – pas tant que Soulez détiendrait l’épée et le gantelet, des artefacts aptes à déjouer toute sorcellerie.

— Les soldats ne passeront pas nos murailles, assura Ahdania avec un sourire en coin. Les voleurs ne pourront pas y pénétrer en se coulant d’ombre en ombre.

— À moins de recourir à de diaboliques pouvoirs mentaux, lança Preelio, avec un regard entendu au père de la jeune femme.

Qui se contenta d’en rire.

— Nos voleurs en puissance croient avoir détecté des failles, répéta-t-il. Mais grâce à cela, je vais pouvoir les arrêter. (Il brandit le gant.) Et, naturellement, j’ai d’autres moyens à ma disposition.

Tous échangèrent un sourire complice. Ils devaient repenser au sixième lieutenant de la forteresse, un être qui passait aussi peu de temps que possible avec les humains et qui servait surtout d’instrument de torture vivant…

— Je vous confie les défenses concrètes de Dallabad, dit Soulez. Je m’occuperai des pouvoirs de l’esprit.

Il les congédia puis revint s’asseoir. Il revint à son puissant gant noir et à ses lacets rouges qui le parcouraient comme autant de vaisseaux sanguins. Oui, il pouvait sentir qu’on tentait de l’espionner… S’il espérait encore que ses ennemis potentiels renonceraient à leur projet, il savait, dans le cas contraire, qu’un peu d’excitation ne lui ferait pas de mal.

Ce serait certainement aussi l’avis de Yharaskrik.

 

***

 

Bien au-dessous de la salle du trône, dans des tunnels dont très peu de soldats connaissaient l’existence, Yharaskrik avait conscience qu’une énergie psychique sondait l’oasis.

Yharaskrik était un flagelleur mental, un illithid. Il avait l’aspect d’un humanoïde à grosse « tête »… Son bulbe hypercéphale était muni, en guise de nez, de bouche et de menton, de plusieurs tentacules. Les illithids avaient une grande force physique, mais leur véritable pouvoir résidait dans leur esprit.

En comparaison, les télépathes humains et drows étaient lisibles. D’une simple « déflagration mentale », les illithids écrasaient n’importe quel adversaire.

Son esprit anéanti, le vaincu était ensuite asservi, ou figurait au menu du vainqueur.

Ses tentacules plaqués sur le crâne du malheureux, l’illithid lui aspirait la cervelle.

Yharaskrik travaillait depuis des années pour Kohrin Soulez qui estimait avoir passé un marché équitable avec la créature après l’avoir paralysée au terme d’un court affrontement. Le gantelet ayant repoussé l’attaque mentale de l’illithid, Soulez, armé d’une épée, l’avait eu à sa merci.

En vérité, si l’homme avait choisi de frapper, Yharaskrik se serait contenté de se fondre dans la pierre en utilisant une énergie défensive que le gantelet n’aurait pas pu contrarier.

Mais ainsi que le cerveau collectif de Yharaskrik l’avait prévu, Soulez n’avait pas poussé son avantage, préférant conclure un marché : la vie sauve plus un lieu confortable où méditer en paix – ou toute autre activité agréable aux illithids – en échange de services dans le cadre de la défense de l’oasis Dallabad.

Durant toutes ces années, Kohrin Soulez n’avait jamais soupçonné un instant la vérité : en venant à Dallabad, Yharaskrik avait en fait accompli son devoir. Ses étranges semblables l’avaient choisi pour aller étudier le gantelet rouge et noir et comprendre comment l’artefact magique pouvait si bien bloquer leurs attaques. À vrai dire, il en avait peu appris jusque-là, mais ça ne l’inquiétait pas.

Les illithids comptaient parmi les créatures les plus patientes de l’univers. Et ils avaient tendance à savourer l’effort davantage que la récompense.

Dans son antre labyrinthique, Yharaskrik était ravi.

Aujourd’hui, une force mentale titillait sa sensibilité, mais il savait déjà qu’il ne s’agissait pas d’un de ses semblables qui tentait de sonder l’oasis Dallabad.

Aussi convaincu de sa supériorité que tout autre illithid, il était plus intrigué qu’inquiet. Bien qu’un brin étonné que cet idiot de Soulez ait capté l’appel avec son gantelet…

Et maintenant, l’appel était renvoyé à sa source. Réorienté…

Yharaskrik avait mené l’enquête du fond de son antre.

En localisant la source de l’énergie, il fut aussi stupéfait que…

Le drow qui l’émettait !

— Haszakkin ! cria instinctivement celui-ci.

Le mot voulait dire « illithid » – avec une nuance de respect rare chez les drows.

— Dyon G’ennivalz ? demanda Yharaskrik.

Le nom d’une cité drow qu’il avait bien connue dans sa jeunesse…

— Menzoberranzan.

— Maison Oblodra, ajouta la créature.

Parmi les communautés de flagelleurs mentaux implantées en Outreterre, cette dynastie drow était renommée.

— Plus maintenant, répondit Kimmuriel.

Yharaskrik sentit sans peine la colère du drow à mesure qu’il évoquait la chute de son arrogante famille.

À l’époque des Troubles, la magie avait cessé de fonctionner. Mais pas la télépathie…

Saisissant l’occasion, les chefs Oblodra avaient défié les Premières Maisons de Menzoberranzan, à commencer par celle de Matrone Baenre.

Mais les dieux leur avaient joué un mauvais tour. La télépathie momentanément impuissante, la magie était revenue en force. En réponse aux menaces de la Maison Oblodra, Matrone Baenre l’avait anéantie.

Grâce à ses liens avec Bregan D’aerthe, seul Kimmuriel avait pu battre en retraite dans le gouffre Griffe-Gorge.

— Vous voulez conquérir l’oasis Dallabad ? demanda Yharaskrik.

Il ne doutait pas que le drow répondrait. Lors d’une fusion mentale, on se confiait volontiers – au mépris de la loyauté due à son espèce.

— Dallabad sera nôtre avant la fin de la nuit, répondit Kimmuriel.

La liaison fut brusquement coupée. Yharaskrik comprit pourquoi en voyant Kohrin Soulez entrer dans sa cellule, le gantelet maudit à la main droite.

L’illithid s’inclina devant son « maître ».

— Nous sommes sous surveillance, lança ce dernier, très agité, alors qu’il se tenait devant l’épouvantable flagelleur mental.

— L’œil mental, répondit le flagelleur. Je l’ai senti.

— Puissant ?

Yharaskrik transmit mentalement l’équivalent illithid d’un haussement d’épaules résigné. Et manifesta son manque de respect pour tout psionique étranger – fût-ce le rejeton d’une Maison drow bien connue parmi les siens. Mais, bien que le flagelleur ne se sente pas exagérément concerné par une riposte contre le psionique drow, il connaissait suffisamment les elfes noirs pour savoir que celui-là serait d’évidence le cadet des soucis de Soulez.

— Le pouvoir est un concept des plus relatifs, répondit l’illithid, d’un ton énigmatique.

 

***

 

En gravissant l’escalier en colimaçon qui le ramenait au rez-de-chaussée de sa demeure palatiale, Kohrin Soulez sentit un picotement d’énergie… et se mit à courir dans les marches, poussant ses muscles à la limite de l’épuisement, sans pour autant que ses vieux os lui fassent mal.

L’offensive était-elle lancée ?

Il se calma, ralentit son allure et, haletant, reprit son souffle. Plus intrigués qu’effrayés, ses soldats bavardaient tout en s’équipant.

— Est-ce la vôtre, père ? demanda Ahdania, ses yeux sombres pétillant.

Kohrin la regarda, confus.

Elle l’entraîna devant une fenêtre orientée plein est.

Au milieu de l’oasis Dallabad, dans l’enceinte de la forteresse, une tour de cristal étincelait au soleil. Une image de Crenshinibon, la carte de visite du Destin…

La main droite de Kohrin Soulez le picota lorsqu’il regarda la construction magique. Son gantelet rouge et noir pouvait capturer l’énergie et la renvoyer à sa source. Jusqu’à présent, l’artefact l’avait toujours bien servi. Mais à la vue de cette tour surgie du néant et de ce qu’elle représentait, Soulez s’avisa brusquement que ses jouets n’étaient… que ça. Inutile d’essayer pour deviner que le gantelet n’absorberait jamais l’écrasante énergie magique de cet édifice. De toute façon, tenter cette folie lui coûterait la vie.

S’imaginant recyclé en gargouille, au sommet de la tour magnifique, Kohrin Soulez frémit.

— Est-ce la vôtre, père ? insista Ahdania.

Tout enthousiasme admiratif la quitta quand il se tourna vers elle, le teint de cendre.

 

***

 

À l’extérieur de l’enceinte de la forteresse de Dallabad, à l’ombre d’une palmeraie, entouré de sphères de ténèbres, Jarlaxle envoya un signal à la tour. Une partie du mur s’allongea pour former un tunnel qui vint mourir aux pieds du drow. Ses mercenaires déployés, Jarlaxle gravit les marches du tunnel pour pénétrer dans la tour. D’une simple pensée adressée à l’Éclat de cristal, il fit se rétracter le tunnel, se murant lui-même au sommet de l’édifice.

De ce point d’observation privilégié qui lui offrait une vue plongeante sur la cour intérieure de la forteresse Dallabad, Jarlaxle put assister à son aise au déroulement des opérations.

— Pourrais-tu baisser la lumière, Crenshinibon ? demanda-t-il télépathiquement à la tour.

— La lumière, c’est la force, répondit Crenshinibon.

— Pour toi, peut-être, insista le mercenaire. Pour moi, c’est inconfortable.

Il ressentit un curieux picotement. Un éclat de rire ? L’artefact épaissit son mur de cristal, à l’est, assombrissant les lieux. Il fournit aussi un siège flottant au drow, qui dériverait ainsi à sa guise à la recherche du meilleur angle de vue.

— Artémis Entreri participera à l’attaque…, ajouta Crenshinibon en envoyant le siège vers le côté nord de la pièce.

Jarlaxle regarda en contrebas, au-delà de la muraille de la forteresse, et étudia les tentes, les arbres et les roches qui se dressaient là. Puis il repéra une silhouette furtive.

— … Alors qu’il n’avait pas pris part à l’offensive contre le Pacha Da’Daclan…, ajouta Crenshinibon.

Jarlaxle se faisait déjà la même réflexion. Conclusion, le tueur mijotait quelque chose.

Cela ne concernait peut-être pas Bregan D’aerthe… Ou ça aurait au contraire des conséquences sur la hiérarchie de l’organisation.

En tout cas, Jarlaxle et Crenshinibon trouvaient cela plus amusant que menaçant.

Le siège dériva de l’autre côté de la pièce, entraînant le drow devant la première vague d’assaut qui visait à faire diversion : des sphères de ténèbres flottèrent au sommet de la muraille d’enceinte. Un vent de panique souffla parmi les soldats qui reculèrent en courant. Leurs chefs crièrent de former une ligne défensive…

À l’instant où la véritable attaque était lancée. Des entrailles mêmes de la cour !

En la traversant, Rai-guy avait lancé une série de sorts passe-murailles à l’aide d’une baguette jusqu’à un boyau naturel situé sous la forteresse, faisant ainsi s’évanouir tout un pan de terre.

Aussitôt, les mercenaires de Bregan D’aerthe avaient surgi en lévitant dans la cour au sol grêlé par magie. L’utilisation des sphères de ténèbres acheva de plonger les humains dans l’épouvante tout en les protégeant, eux, du soleil maudit.

— Nous aurions dû attaquer cette nuit, dit Jarlaxle à voix haute.

— Je suis plus puissant le jour, répondit Crenshinibon.

Jarlaxle comprit le sous-entendu : bien davantage que Bregan D’aerthe… Un rappel qui ne s’encombrait pas de subtilité.

Et une assurance qui déconcerta le mercenaire, pour des raisons qu’il avait encore du mal à s’expliquer.

 

***

 

Dans le trou, Rai-guy distribuait les ordres aux drows impatients de monter au combat. Ce jour-là, le magicien était particulièrement agité, le sang bouillonnant dans ses veines – comme toujours à l’orée d’une conquête par les armes. Mais que Jarlaxle ait décidé de lancer l’offensive à l’aube n’avait rien pour lui plaire. Par Lolth, quelle mouche le piquait de désavantager ainsi ses propres mercenaires, les fils des ténèbres ? Tout ça pour ériger une tour d’observation ? Certes, devant l’édifice surgi de nulle part, les défenseurs ne pouvaient plus douter des ressources des attaquants…

Rai-guy ne sous-estimait pas l’impact terrifiant de ce tour de force. Mais chaque fois qu’il voyait un des guerriers plisser le front en passant de l’obscurité au soleil, il grinçait des dents, agacé par le comportement surprenant de Jarlaxle.

En outre, se dévoiler ainsi à l’ennemi était un pari audacieux. N’aurait-on pu, comme avec le Pacha Da’Daclan, conquérir également Dallabad en recourant à des soldats humains ou kobolds ? Pendant que les elfes noirs s’infiltraient discrètement dans la place ? Après tout, que resterait-il de l’oasis Dallabad ? Les éventuels survivants – et ils seraient sans doute nombreux puisque les elfes noirs avaient décidé de mener l’assaut armés de leurs arbalètes caractéristiques à carreaux enduits d’un soporifique – seraient passés par les armes afin que la vérité ne s’ébruite jamais.

Se rappelant sa place au sein de la hiérarchie, Rai-guy songea qu’il faudrait de la part de Jarlaxle une faute monumentale – de nature à coûter la vie à nombre de mercenaires – pour qu’il puisse envisager de l’évincer.

Cela arriverait-il plus tôt que prévu ? Aujourd’hui même… ?

Au-dessus de la tête du magicien, les cris changèrent de registre. Il leva la tête et remarqua que le soleil brillait plus fort et que les sphères de ténèbres s’étaient dissipées. Le trou foré par magie se combla, piégeant momentanément deux ou trois mercenaires en pleine lévitation… Le phénomène fut de courte durée. Qui avait voulu lever les dweomers verticaux de Rai-guy ?

En tout cas, les mercenaires venaient de mourir, pulvérisés par la masse de terre.

Le magicien pesta contre Jarlaxle. Tout bas.

Qui vivrait verrait, se rappela-t-il prudemment. Même si l’attaque se soldait par un échec, peut-être y trouverait-il son avantage, au final…

 

***

 

Kohrin Soulez recula d’un bond. Des elfes noirs, à Dallabad ! Et la contre-offensive magique venait de saturer son précieux gantelet. Soulez était sorti dans la cour rallier ses soldats, lame rouge sang de la Griffe de Charon au clair. En la brandissant face à la mêlée obscurcie par des sphères de ténèbres, il laissait des traînées noirâtres dans les airs.

Des cris de douleur et de terreur éclatèrent.

Disperser ces sphères ne fut pas un mince exploit pour le gantelet. Refermer le trou par où surgissaient toujours plus d’ennemis non plus… Mais Soulez fut presque terrassé par le contrecoup magique, d’une force et d’une pureté irrépressibles.

Et qui venait de la tour de cristal…

La tour !

Les elfes noirs !

C’était la fin du monde !

Anéanti, Soulez battit en retraite dans sa forteresse après avoir ordonné à ses hommes de se battre jusqu’au dernier. En remontant à la course le couloir presque désert qui conduisait à ses appartements, sa chère Ahdania sur les talons, il cria à Yharaskrik de le téléporter en sécurité.

Il n’obtint aucune réponse.

— Il ma entendu, pourtant ! lança-t-il à sa fille. Dès qu’il pourra, Yharaskrik nous tirera de là. Puis nous courrons prévenir les seigneurs de Portcalim de l’invasion des elfes noirs !

— Les pièges et les serrures garderont nos ennemis à distance.

Malgré la nature surprenante de ces adversaires, la jeune femme le croyait sincèrement. Les longs couloirs qui grêlaient le corps principal de la forteresse, globalement circulaire, étaient défendus par de solides portes en pierre et en bois bardées de fer aptes à repousser toutes sortes d’offensives, magiques ou pas. En outre, le nombre impressionnant de traquenards et de chausse-trapes entre la muraille extérieure et le sanctuaire de Kohrin Soulez tiendrait en échec le plus chevronné des voleurs.

 

***

 

Mais pas le plus rusé…

À l’insu de tous, Artémis Entreri était parvenu au pied du mur nord de la forteresse. En temps ordinaire, cet exploit n’aurait pas été réalisable en raison du terrain découvert qui couvrait près d’une centaine de pieds entre les arbres, les tentes, les rochers, les mares et Dallabad. Mais les circonstances étaient particulières. Après l’apparition d’une tour dans l’enceinte de la forteresse, les gardes avaient cherché à comprendre… Était-ce un tour de force magique augurant d’une invasion, ou quelque projet secret du maître des lieux, Kohrin Soulez ?

Les sentinelles postées en haut des remparts écarquillaient les yeux.

Sous son manteau drow – le piwafwi ne durerait pas longtemps au soleil –, Entreri continuait à se faufiler dans la place sans risque d’être vu, même si une des sentinelles se penchait par-dessus les créneaux.

Le tueur attendit d’entendre le fracas des combats à l’intérieur de la forteresse. Aux yeux d’un néophyte, les murailles de la forteresse paraissaient trop polies pour être escaladées, leurs jointures en marbre blanc offrant un agréable contraste avec le granit gris et le grès marron. Mais aux yeux d’Entreri, c’était davantage un escalier qu’un mur, tant les prises abondaient.

En un éclair, il parvint au sommet de la muraille et risqua un coup d’œil dans la cour. Près de lui, deux sentinelles qui ne se doutaient de rien réarmaient leur arbalète, les yeux rivés sur la mêlée confuse, en contrebas.

Sans un bruit, le tueur au piwafwi enjamba le parapet…

Et descendit quelques instants plus tard – en tenue de sentinelle –, dans la cour où la bataille faisait rage. Il se joignit à des soldats qui couraient dans la bonne direction puis leur faussa compagnie pour se fondre de nouveau dans l’ombre. De là, il aperçut Kohrin Soulez, près de l’entrée du bâtiment. Le maître de guilde maniait sa fabuleuse épée avec l’espoir d’enrayer la magie drow.

Entreri réussit à entrer dans la forteresse avant Soulez et sa fille et à remonter les couloirs au pas de course. Il fila devant des portes ouvertes et des pièges qui restaient à amorcer, Soulez, sa fille et deux gardes dans son sillage. Le tueur parvint devant les appartements du vieil homme avec assez d’avance pour désamorcer des alarmes et des pièges qui, eux, étaient activés.

Ainsi, quand Ahdania Soulez poussa à son tour la magnifique porte ornée de feuilles d’or pour conduire son père en sécurité – croyait-elle –, Artémis Entreri s’y trouvait déjà, embusqué derrière une tenture qui tombait du plafond jusqu’au sol.

 

***

 

Le long de la muraille ouest, trois soldats de Dallabad – bien armés, bien équipés, leur armure brillante les protégeant de façon satisfaisante –, affrontaient trois elfes noirs. Si terrifiés soient-ils, les hommes avaient gardé assez de présence d’esprit pour former un triangle défensif, dos au mur.

Déployés, les drows attaquèrent, leurs étonnantes épées – deux chacun –, tournoyant à une telle vitesse qu’un œil humain ne pouvait distinguer leurs moulinets.

Les défenseurs tinrent bon. Parant et bloquant les coups, ils ravalèrent leurs cris de frayeur, refoulant une panique qui les eût incités à contre-attaquer à l’aveuglette – et à mourir comme tant d’autres de leurs camarades, autour d’eux. Peu à peu, échangeant des interjections sur les mouvements adverses, le trio commença à mieux cerner la brillante chorégraphie drow – assez en tout cas pour riposter au bon moment.

Tenant sagement leurs positions, les humains purent résister quelque temps avec succès. Ils s’abstenaient de chercher à tirer profit de leur « avantage » chaque fois qu’un des elfes reculait, apparemment débordé. Les lames s’entrechoquaient. Les épées magiques fournies par Kohrin Soulez à ses meilleurs soldats soutenaient la comparaison avec les armes drows.

Les elfes noirs échangèrent à leur tour quelques interjections incompréhensibles pour les humains. Puis ils revinrent à la charge, leurs six lames cisaillant les airs avec un bel ensemble. Les boucliers et les épées adverses se dressèrent aussitôt pour relever le défi.

Puis les trois hommes virent, sans le comprendre, leurs adversaires lâcher une de leurs épées.

Lames et boucliers dressés, ils s’avisèrent trop tard de leur vulnérabilité en entendant le cliquetis de trois arbalètes de poing…

Et des carreaux se fichèrent dans leur abdomen.

Les drows reculèrent d’un pas.

Tonakin Ta’salz, le défenseur central, lança à ses frères d’armes qu’il était touché mais se sentait bien. Son compagnon de gauche voulut répliquer que lui aussi allait bien, mais il avait la langue pâteuse. La seconde suivante, Tonakin le vit s’écrouler… Son camarade de droite gisait déjà dans la poussière.

Resté seul, Tonakin recula contre le mur pendant que les elfes noirs récupéraient leurs épées. Si ce que cracha l’un d’eux échappa à l’humain, son expression était assez éloquente.

— Tu aurais dû t’endormir, toi aussi !

Tonakin regretta amèrement que ce ne soit pas le cas quand les drows se ruèrent sur lui en une attaque parfaitement coordonnée…

En sa faveur, Tonakin Ta’salz réussit à bloquer deux coups.

 

***

 

Au fil des combats, les mercenaires de Jarlaxle écrasèrent les défenseurs de Dallabad, principalement à l’aide d’armes physiques, mais auxquelles on avait auparavant injecté une légère dose de magie. Ils avaient ordre de verser le sang le moins possible en utilisant plutôt des carreaux soporifiques, et d’accepter les redditions. Mais beaucoup n’attendaient pas de découvrir si leurs victimes momentanément endormies étaient prêtes à se rendre ou pas…

Leur chef se contenta de hausser les épaules, il s’en moquait. Après tout, ses mercenaires et lui avaient peu l’occasion de livrer bataille à découvert. Si trop d’humains mouraient pour que la forteresse puisse encore être convenablement tenue, il suffirait de les remplacer. Quoi qu’il en soit, avec Soulez contraint par l’Éclat de cristal de battre en retraite, l’opération « Dallabad » entrait dans sa deuxième phase.

Tout marchait à merveille. La cour et les remparts conquis, la forteresse elle-même était investie en plusieurs endroits. Ce fut à Kimmuriel et à Rai-guy de jouer.

Le premier ordonna qu’on traîne devant lui des prisonniers éveillés pour les contraindre à montrer le chemin. Sa volonté écrasante les dominerait. À mesure que les humains progresseraient dans le labyrinthe semé d’embûches, il lirait dans leurs pensées les pièges à éviter pour parvenir au cœur de la forteresse.

Dans sa tour de cristal, Jarlaxle aurait aimé vivre de plus près les joies de cette course au trésor. Mais une autre partie de lui décida plutôt de rester pour partager son excitation avec son puissant allié, Crenshinibon. Il le laissa même amincir de nouveau la paroi orientale et augmenter ainsi la luminosité dans la pièce.

 

***

 

— Où est-il ? brailla Kohrin Soulez en parcourant la pièce d’un pas lourd. Yharaskrik !

— Il est peut-être retenu quelque part, avança Ahdania en se rapprochant de la tenture.

Entreri aurait pu jaillir de sa cachette et la mettre hors d’état de nuire… Intrigué, il se retint et tendit l’oreille.

— Peut-être la force de la tour…, commença la jeune femme.

— Non ! coupa son père. Yharaskrik est au-dessus de ce genre de contingences ! Son peuple voit les choses – voit tout – différemment !

Ahdania, revenue dans l’étroit champ de vision d’Entreri hoqueta soudain, les yeux écarquillés.

Certain qu’elle était trop fascinée ou effrayée pour le remarquer, le tueur tomba sur un genou et risqua un coup d’œil.

Un illithid émergeait d’un portail dimensionnel psychique. Il s’avança face à Kohrin.

Un flagelleur mental !

L’esprit en ébullition, le tueur recula derrière la tenture. En ce monde, très peu de chose le terrifiait. Dès sa plus tendre enfance, n’avait-il pas grandi dans les rues ? Ayant atteint le sommet de son art, n’avait-il pas ensuite survécu à Menzoberranzan et à de nombreuses autres rencontres avec les elfes noirs ? Et à celle d’un flagelleur mental ? Il abhorrait cette engeance plus que n’importe quoi au monde. L’infâme laideur des illithids n’était pas ce qui le choquait le plus… Leur comportement et leur vision différente de l’univers, ainsi que venait de le rappeler Kohrin, voilà ce qui horrifiait Artémis Entreri.

Le tueur avait toujours eu la haute main parce qu’il comprenait ses adversaires mieux que l’inverse. Du fait de leur grande expérience et de leur don inné pour le complot et l’intrigue, les elfes noirs lui avaient lancé un rude défi…

Face aux drows, Entreri n’avait plus pu compter sur aucun de ses talents.

Avec les illithids, auxquels il avait brièvement eu affaire, son désavantage était encore plus criant et impossible à surmonter. Comment un humain aurait-il pu prétendre voir l’univers avec les « yeux » d’un illithid ? Donc, comment espérer se mettre à sa place pour mieux prévoir ses agissements ?

Impossible.

Entreri aurait donné cher pour disparaître dans un trou de souris… Tous les sens aux aguets, il écoutait chaque mot, chaque inflexion de voix, chaque souffle…

— Pourquoi n’as-tu pas plus vite répondu à mon appel ? lança Kohrin Soulez.

— Ce sont des elfes noirs, répondit le monstre. (On aurait cru entendre parler un vieillard à la gorge encombrée.) Ils ont déjà investi la place.

— Vous auriez dû venir plus tôt ! s’écria Ahdania. Nous aurions pu battre…

Elle hoqueta et vacilla, sur le point de s’effondrer. Le flagelleur avait dû lui expédier un filament d’énergie mentale.

— Que dois-je faire ? gémit Kohrin Soulez.

— Vous n’y pouvez plus rien, répondit l’illithid. Vous ne survivrez pas.

— Il faut… parlementer… père ! cria Ahdania lorsqu’elle eut recouvré ses esprits. Leur donner… ce qu’ils veulent… avant qu’il soit trop tard !

— Ils prendront ce qui les intéresse, dit Yharaskrik. Vous n’avez plus rien à offrir. Tout espoir vous est refusé.

— Père ? implora la jeune femme d’une voix faible qui inspira soudain de la pitié.

— Contre-attaquez ! exigea le vieil homme en tendant l’épée ensorcelée au monstre. Écrasez-les tous !

Entreri, qui avait trouvé le courage de risquer un autre coup d’œil, entendit un son bizarre… La version illithide du rire. Une sorte de toussotement étranglé…

Kohrin Soulez, qui l’avait compris, vira au rouge pivoine.

— Ce sont des drows, répéta le monstre. Ne voyez-vous pas ? Il ne vous reste aucun espoir.

Soulez allait insister pour que Yharaskrik se dresse contre l’envahisseur quand la situation lui apparut soudain plus clairement… Il marqua une pause et dévisagea le bipède à tête de pieuvre.

— Vous saviez ! Quand le psionique s’est immiscé à Dallabad, il vous a communiqué…

— C’était un drow, confirma l’illithid.

— Traître ! rugit Kohrin Soulez.

— Envers qui ? demanda Yharaskrik. Il n’y a jamais eu d’alliance ni d’amitié entre nous.

— Mais vous saviez !

L’illithid ne daigna pas répondre.

— Père ? gémit de nouveau Ahdania.

Elle tremblait de tout son être.

Kohrin Soulez se mit à respirer difficilement. De la main gauche, le vieil homme chassa la sueur de son front et les larmes qui perlaient à ses yeux.

— Que faire ? se demanda-t-il à voix haute. Qu’est-ce qui… ?

Ricanant et toussant de nouveau, l’illithid se moqua ouvertement du pitoyable humain.

Kohrin Soulez se ressaisit et le foudroya du regard.

— Ça vous amuse ? demanda-t-il.

— Les malheurs des espèces inférieures sont assez réjouissants, répondit Yharaskrik. Comme vos gémissements ressemblent à s’y méprendre à ceux de vos victimes ! Combien vous ont supplié en vain de les épargner ? Et maintenant, juste retour des choses, ce sera au tour de Kohrin Soulez d’implorer en vain la clémence d’un vainqueur dont la puissance le dépasse !

— Mais un vainqueur que vous connaissez bien !

— Je préfère les drows à votre pitoyable engeance. Ils ne supplient pas inutilement des êtres implacables. Il n’y a pas de plus grande unité parmi eux que parmi vous, mais au moins, ils acceptent d’être faillibles. (L’illithid s’inclina légèrement.) À l’heure de votre mort, voilà tout le respect que je vous accorde. Je pourrais vous insuffler de l’énergie magique pour que vous l’utilisiez contre les elfes noirs – et je vous assure qu’ils sont désormais très proches –, mais… je choisis de ne pas le faire.

Kohrin Soulez passa du désespoir à la colère – la réaction typique de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Combien de fois Entreri, dans les rues, avait assisté à ce genre de scène…

— Mais je porte le gantelet ! rugit le vieil homme en pointant l’épée sur Yharaskrik. J’aurai au moins le plaisir de vous voir nous précéder dans la mort !

Yharaskrik parut se décomposer et se fondit dans le plancher en un clin d’œil.

— Maudit ! brailla Soulez. Maudit soit ce… !

Des coups, à la porte, l’interrompirent.

— Ta baguette, Ahdania ! cria-t-il en se tournant vers sa fille – et la tenture qui décorait un mur de sa chambre, du sol au plafond.

Les yeux écarquillés, la jeune femme ne fit pas un geste pour tirer l’arme de sous son ceinturon… et s’écroula, sans connaissance.

Aux pieds d’Artémis Entreri.

Loin de s’inquiéter du sort de sa fille, Kohrin Soulez étudia cette nouvelle menace.

— Ç’aurait été tellement plus simple si vous aviez accepté de me vendre l’épée, dit le tueur.

— Je savais que vous étiez derrière tout ça ! grogna le maître de guilde en s’approchant d’un pas et en brandissant sa lame rouge sang étincelante.

— Je vous offre une dernière chance. (Incrédule, Soulez écarquilla les yeux.) La vie de votre fille en échange de l’épée, ajouta l’assassin en pointant sa dague ornée de joyaux sur Ahdania. Vous êtes libre de racheter la vôtre avec d’autres trésors.

À point nommé, le fracas de nouveaux duels monta derrière la porte.

— Ils se rapprochent, Kohrin Soulez, ajouta le tueur. Et ils sont en nombre.

— Vous avez attiré les elfes noirs à Portcalim !

— Ils sont venus de leur propre chef. J’ai simplement eu la sagesse de ne pas m’y opposer. Alors ? C’est la dernière fois que je vous fais une telle proposition. Je peux encore sauver Ahdania. Elle n’est pas morte, seulement endormie.

Afin de prouver ses dires, il exhiba le carreau d’une arbalète de poing drow. La pointe était enduite d’un puissant soporifique.

— Remettez-moi tout de suite le gantelet et l’épée. En échange, elle vivra. Et vous pourrez ensuite tenter de persuader les drows de vous laisser vivre. Contre eux, votre arme ne vous servira à rien. Ils n’ont nul besoin de magie pour vous anéantir.

— Mais puisque je dois défendre ma propre vie, pourquoi ne pourrais-je le faire l’épée à la main ?

Pour toute réponse, Entreri baissa les yeux sur la jeune femme endormie.

— Qui me dit que vous tiendrez parole ? demanda Soulez.

Le tueur ne répondit pas. Il se contenta de poser sur lui un regard glacial.

On tambourina de plus belle à la porte. Stimulé par le danger imminent, Kohrin Soulez bondit, épée pointée.

Entreri aurait pu tuer Ahdania et esquiver l’attaque sans peine. Au lieu de cela, il se glissa de nouveau derrière la tenture, s’accroupissant pendant que le vieil homme la lacérait à grands coups d’épée. La Griffe de Charon n’avait aucun mal à faire de la charpie du tissu. Des fragments de plâtre volèrent à la ronde.

Entreri émergea de l’autre côté de la tenture à l’instant où Soulez se précipitait dans sa direction avec une jubilation de dément.

— Quelle valeur m’accorderont les drows quand ils découvriront le cadavre d’Artémis Entreri ? demanda-t-il en gémissant.

Il se fendit, visant le tueur à l’épaule.

Épée dans la main droite et dague dans la gauche, Entreri para. Soulez se révélait un bon bretteur. Avant que son adversaire puisse le menacer avec sa dague, il se replia en position défensive.

Entreri se garda de revenir inconsidérément à la charge.

L’homme, et surtout l’arme ensorcelée, méritaient le respect. Artémis en savait assez sur la Griffe de Charon. La moindre égratignure s’infecterait et le précipiterait dans la tombe.

Assuré de tenir tôt ou tard une ouverture, le tueur rongea son frein.

Soulez se fendant en position basse, Entreri esquiva d’un bond en arrière et contre-attaqua. À son tour, le maître de guilde l’évita. Parant une nouvelle feinte, il visa le plexus solaire de son adversaire. N’importe qui en aurait été au moins quitte pour une égratignure. Mais Entreri esquiva sans peine.

Soulez tenta en vain de toucher Entreri. Il dut courir et porter un coup de taille pour tenir l’assassin en respect, puisque celui-ci était parvenu on ne sait comment à faire quelques pas chassés sur sa droite tout en portant son troisième assaut.

Ils se retrouvèrent à trois bons mètres l’un de l’autre. Kohrin Soulez grogna de frustration. Entreri décrivant lentement un demi-cercle, son adversaire chercha à l’intercepter. Prêt à changer de direction et à couper toute retraite au vieil homme, Artémis remarqua qu’il boitait un peu.

Soulez ricana.

— Vous voulez désespérément la Griffe de Charon ! Mais saisissez-vous la véritable beauté d’une telle arme ? Sa puissance et sa ruse, assassin ?

Entreri enchaîna les feintes à droite et à gauche – laissant son adversaire grignoter du terrain. Il s’impatientait. Dans le couloir, le vacarme avait cessé. Les drows étaient venus à bout de la résistance. Si solide que soit la porte, par ailleurs magnifique, elle ne tiendrait pas longtemps. Et Entreri entendait régler l’affaire avant l’irruption de Rai-guy et compagnie.

— Vous me prenez pour un vieillard ? brailla Soulez en se ruant sur le tueur.

Cette fois, celui-ci contre-attaqua et trompa sa garde, en faisant glisser son épée sous la lame de Soulez et en déviant la trajectoire de cette dernière. L’assassin se tourna et fit un pas en avant, dague haute. Mais il dut vite reculer avant d’être égratigné par la Griffe. L’angle d’attaque avait trop rapproché de sa main la lame ensorcelée. Ne parvenant pas à la bloquer, il dut battre en retraite lorsque son adversaire porta son attaque.

— Je suis un vieillard, ajouta le maître de guilde, inébranlable, mais je puise des forces dans cette arme au point de vous damer le pion, Artémis Entreri ! Grâce à elle, je vais vous tuer !

Il revint à la charge. Le tueur recula vers le mur du fond, opposé à la porte. Si lui perdait du terrain, Kohrin Soulez perdait également du temps…

— C’est ça, détale, petit lapin ! Je vous connais, Artémis Entreri ! Je vous connais ! Regardez !

Il brandit la lame… qui sembla laisser des traînées noires dans les airs. Le tueur en cilla de surprise.

Non… Elle émettait de la noirceur ! Des cendres épaisses en lévitation, comme figées dans l’air…

Soulez altérait le champ de bataille à sa convenance.

— Je vous connais ! répéta-t-il en bondissant.

Et en laissant toujours plus de traînées de cendres dans les airs.

— Oui, vous me connaissez, répondit le tueur avec le plus grand calme. (Ce timbre de voix particulier rappela à Soulez à qui il avait affaire…) Vous m’apercevez la nuit, Kohrin Soulez, dans vos songes. Dans les ombres épaisses de vos cauchemars, vous croyez voir la lueur de mes yeux… N’est-ce pas ?

Il avança d’un pas, lançant son épée selon l’angle idéal pour que Kohrin Soulez ne voie plus rien d’autre.

La porte vola en éclats.

Indifférent, le maître de guilde bondit pour détourner l’attaque, frappant l’épée à la pointe, au milieu et sur le côté. Le lancer d’Entreri étant bien calculé, Soulez eut l’impression que son adversaire tenait encore l’épée… Le vieil homme abattit sa lame qui traversa les traînées noirâtres pour frapper son adversaire au cœur.

Mais Entreri n’était plus là…

Une atroce douleur, dans le dos, tétanisa le vieil homme. Le tueur venait de le poignarder avec sa dague.

— Vois-tu des yeux te fixer, à l’ombre de tes cauchemars, Kohrin Soulez ? Ce sont les miens.

La dague buvait la vie du vaincu. Entreri aurait pu l’enfoncer jusqu’à la garde, mais les deux hommes savaient que c’était inutile. L’homme était battu.

Soulez lâcha la Griffe de Charon et son bras glissa sur son flanc.

— Démon ! grogna-t-il à l’attention de l’assassin.

— Vraiment ? répondit innocemment Entreri. Qui était prêt à sacrifier sa propre fille pour une simple épée ?

À la surprise du vieil homme, Artémis lui arracha le gantelet, qui roula sur le plancher, près de la lame magique.

Du seuil monta une voix mélodieuse qui s’exprimait dans une langue fluide pourtant émaillée de consonnes dures.

Entreri s’écarta du moribond. Soulez se retourna et, les traînées se dissipant, il vit des elfes noirs dans l’encadrement de la porte arrachée.

 

***

 

Kohrin inspira, se rappelant qu’il avait déjà eu affaire à des monstres – dont l’illithid. N’avait-il pas également survécu aux machinations des autres maîtres de guilde ? S’écartant de Soulez, Entreri engagea la conversation avec le chef des drows.

Près du vieil homme gisait la précieuse épée. Un artefact pour lequel il avait effectivement été près de sacrifier sa fille…

Entreri s’éloigna encore.

Personne ne semblait prêter attention au vieillard…

La Griffe de Charon, à portée de main, l’appelait…

Rassemblant son courage, tendant ses muscles et calculant la trajectoire la plus courte, Kohrin Soulez récupéra le gantelet noir cousu de fil rouge. Il le remit à sa main droite, et, avant de s’aviser qu’il ne lui allait plus aussi bien, ramassa l’épée ensorcelée.

Il se tourna vers Entreri en grognant :

— Dites-leur que je suis prêt à parlementer avec leur chef…

Sa voix devint subitement traînante. Tous ses mouvements ralentirent de façon anormale. On eût dit que quelque chose tirait sur ses cordes vocales…

Son visage se contorsionna grotesquement. Ses traits parurent s’allonger en direction de l’épée…

Dans la salle, les conversations moururent. Tous les regards se braquèrent sur lui.

— Allez… aux Neuf… Enfers, Entreri… ! grinça Soulez en trébuchant sur chaque mot.

— Que fait-il ? demanda Rai-guy au tueur.

Sans répondre, Entreri amusé regarda le vieillard se débattre contre 1a Griffe de Charon. De la fumée s’éleva de son corps. De sa gorge déformée monta un gargouillis inintelligible.

Il fut pris de tremblements tandis que la fumée s’épaississait. Sa bouche ne crachait plus que cette brume noire tandis qu’il tentait en vain de crier…

Soudain, le phénomène cessa.

Le vieil homme fixa Entreri et hoqueta.

 

***

 

Soulez survécut juste assez pour que s’affiche, sur son visage étiré, l’expression la plus terrifiée qu’Artémis Entreri ait jamais vue. Et qu’il goûta intensément.

Dans la brutalité avec laquelle Soulez avait abandonné sa fille, il y avait quelque chose de trop familier.

Kohrin Soulez grilla. La peau et la chair disparues en grésillant de sa tête, seuls restèrent un crâne blanc et… deux yeux épouvantés.

La Griffe de Charon retomba sur le sol avec un curieux bruit mat. Le cadavre de Kohrin Soulez suivit le même chemin.

— Expliquez ! ordonna Rai-guy.

Pour toute réponse, Entreri se rapprocha et ramassa son nouveau trésor. Il portait un gantelet identique à celui du mort – sauf que le sien était le vrai.

— Prie plutôt pour que, contrairement à toi, je ne sois jamais précipité dans les Neuf Enfers, Kohrin Soulez, lâcha-t-il en guise d’oraison funèbre. Car si je t’y retrouve, je te harcèlerai l’éternité durant !

— Expliquez ! répéta Rai-guy en haussant le ton.

— Que j’explique quoi ? répliqua Entreri en se retournant pour faire face au magicien drow furieux. (Il haussa les épaules, comme si la réponse était une évidence.) J’étais préparé, au contraire de ce sombre idiot.

L’humain opposa un sourire au regard noir de Rai-guy. Au fond, Artémis espérait ainsi provoquer le drow.

N’était-il pas entré en possession de la Griffe de Charon ? Ne portait-il pas le gantelet ensorcelé qui permettait de réorienter la magie à sa guise ?

Le monde venait de changer. D’une façon que le misérable drow ne comprendrait sans doute jamais.

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